Avocate brillante, combattante infatigable à l’assaut de toutes les injustices, militante charismatique portant haut la voix des femmes dans leurs revendications émancipatrices, écrivaine de talent auteure d’une quinzaine d’ouvrages, Gisèle Halimi s’est éteinte, à l’âge de 93 ans, ce 28 juillet 2020, à Paris.

Dans la Tunisie des années 30 où elle grandit, Zeïza/Gisèle Taïeb, petite fille au caractère déjà bien trempé, ne s’en laisse conter ni par les impératifs du patriarcat local, ni par ceux d’un Protectorat français exogène.

Dès l’âge de huit ans, Zeïza se révolte contre la haine de son institutrice qui la traite de «sale juive», de «sale bicote», gifles et coups de règles ponctuant de blessures physiques la violence verbale du dominant.

Pour une enfant née d’une mère juive et d’un père d’origine berbère, la leçon est vite comprise : le colonialisme «civilise» en opprimant ; l’envahisseur crée lui-même le terreau fertile de la révolte qui va l’anéantir.

D’autant que son grand-père a déjà raconté à la petite fille les exploits de Dihya al-Kahina, la belle et valeureuse guerrière berbère, contre les Omeyyades venus conquérir le Maghreb au VIIème siècle. La médiévale héroïne, à laquelle elle consacrera une biographie (1) aura été, à n’en pas douter, la figure tutélaire des engagements anticolonialistes de Gisèle Halimi.

Cette soif de liberté, de justice et d’égalité l’habitera toute sa vie : «L’injustice m’est physiquement intolérable» dira-t-elle.

A l’âge de dix ans elle entame une grève de la faim contre l’obligation faite aux filles de la maison de servir les hommes à table et de se consacrer à des tâches domestiques dont leurs frères sont dispensés. Protestation couronnée de succès au bout de trois jours : «Aujourd’hui j’ai gagné mon premier petit bout de liberté» (2) écrit-elle dans son journal intime de l’époque.

Le vital «désir d’existence autonome d’une fille» (3) prenait son essor : refus de se soumettre au culte rendu à Pétain dans les écoles et lycées du régime de Vichy, révolte contre le Dieu des Juifs qui n’accorde pas leur place aux femmes, refus de la jeune avocate de prêter le serment traditionnel qu’elle juge trop servile…

Gisèle Halimi, c’est la  liberté de dire et d’agir contre toutes les dominations délétères, pour toujours plus de justice, toujours plus de droits humains.

Je suis fière et émue de saluer en Gisèle Halimi, ainsi que l’a fait l’historien Benjamin Stora, lors d’une récente interview sur France Culture, «Une combattante de l’Universel» dotée d’un courage physique hors normes  : avocate des indépendantistes algériens à qui elle évitera la condamnation à mort, de femmes accusées d’avortement illégal au procès de Bobigny en 1972, de celles victimes d’un viol collectif (procès d’Aix en Provence en 1974), elle dû affronter maintes fois, avec un sang-froid exemplaire, insultes sexistes et menaces de mort.

Les plaidoiries pédagogiquement novatrices de Gisèle Halimi, volontairement insistantes à mettre, et à faire mettre, des mots sur le fait criminel pour faire bien comprendre aux magistrats («Pour juger, il faut comprendre» dit-elle), mais aussi au public et jusqu’aux accusés eux-mêmes («…s’adresser à l’opinion par dessus la tête des magistrats»), auront fait bouger les lignes : qu’est-ce qu’un crime dans sa réalité vécue, qu’y subissent ses victimes, que se passe-t-il pendant une séance de torture, un viol, un avortement clandestin…

De ces plaidoiries, de cette parole libérée mettant des mots sur les maux lors de procès largement médiatisés, débattues et commentées par l’opinion publique, naîtront des prises de conscience qui engendreront de nouvelles lois garantes du droit de la femme à disposer d’elle-même, de son corps et de sa sexualité : la loi Veil sur l’Interruption Volontaire de Grossesse, le libre accès aux contraceptifs, la qualification pénale du viol en crime.

Dès 1979, dans la revue de l’Association qu’elle a fondée (Choisir la cause des femmes), Gisèle Halimi esquisse un projet novateur, sous le titre « Quelle Europe pour les femmes ? » :

« Notre objectif, je l’appellerai la Clause de la citoyenne la plus favorisée. Chaque citoyenne devra bénéficier du «statut» le plus progressiste, le plus juste, le plus féministe en vigueur dans un pays membre. […] Le nivellement, dans l’Europe des femmes, doit se  faire par le haut. Et il n’en sera ainsi que si nous nous en mêlons activement».

Les acteurs de ce projet, conçu avec une équipe de bénévoles (juristes, économistes, sociologues), ont ensuite enquêté dans 27 pays de l’Union européenne sur la situation des droits des femmes. Une proposition de législation en fut élaborée, rassemblant les dispositions les plus favorables, dans chacun des pays, en vue de leur généralisation à l’ensemble des citoyennes de l’Union.

Si l’Assemblée nationale française a bien adopté, le 18 février 2010, à une quasi unanimité (462 voix contre 7), la résolution socialiste proposant «d’harmoniser par le haut les droits des femmes», le projet de loi semble, à ce jour, piétiner au niveau européen. Un contre projet baptisé «Pacte Simone Veil» ayant depuis repris  l’esprit du projet initial, devenant pomme de discorde entre Gisèle Halimi et ses instigateurs.trices en 2019 :

https://www.lejdd.fr/Societe/pour-une-clause-de-leuropeenne-la-plus-favorisee–lassociation-de-gisele-halimi-reagit-au-pacte-simone-veil-3898023

La cause des femmes est bien entendue de tous, mais il semblerait qu’on l’oblige à bégayer…

«Faire démocratiquement l’Europe des peuples et non celle des Etats et de leurs gouvernements. Mais à condition que les femmes y prennent leur part de responsabilités.  J’entrevoyais, par la légitimité du suffrage universel, la naissance d’une Europe qui ferait de  la citoyenne de chaque Etat membre une Européenne à part entière.
L’Europe ne pouvait qu’être bâtie par les hommes et les femmes, en commun. Sinon, qui pouvait en attendre un avenir de progrès et de paix ?».
 (4)

Il me tient particulièrement à cœur de rappeler ici à nos jeunes étudiants et étudiantes, pour qui l’égalité hommes-femmes est aujourd’hui une normalité indiscutable, ce qu’était, encore très récemment, la condition de la femme dans notre monde occidental « moderne » du milieu du XXème siècle, et en quoi les engagements militants (Manifeste des 343, Choisir – la cause des femmes….) de Gisèle Halimi ont donné une visibilité et une audience nouvelle à cette bataille de la libération de la femme initiée de longue date par (entre beaucoup d’autres) :  Christine de Pizan, Olympe de Gouges, Clara Zetkin, Léon Richer, le marquis de Condorcet, Simone de Beauvoir, Simone Veil…

«Naître femme, pour ma génération, c’était faire partie de cette moitié d’humanité, qui,  jusqu’à sa mort, subirait toutes les discriminations. Pour la seule raison qu’on ne naissait  femme que pour le devenir. Devenir femme relevait d’une condition objective dont  l’essentiel était l’infériorisation et l’irresponsabilité. Dans l’éducation, le travail, la politique, comme dans la sexualité, le mariage ou encore dans le langage, à la femme était assigné le statut de sous-individu ». (5)

Rien n’est jamais acquis à l’homme, dit le poète. A la femme, encore moins.

La liberté est fragile. La liberté fait peur. Surtout à ses oppresseurs qui voient en elle une menace pour les privilèges qu’ils se sont octroyés.

«Que l’on ne prétende surtout pas que les Droits de l’Homme et du Citoyen englobent,  dans leur généralité, les deux sexes. L’Histoire a déjà – dans le refus à la femme de droits   politiques – souligné clairement le contraire. On sait d’autre part combien l’abstraction que l’on voudrait universaliste (en disant Homme, on dit hommes ET femmes) est calquée sur un modèle qui, en définitive, est culturellement masculin, et non pas neutre.

            Dénégation, car affirmer l’universalisme des droits, c’est nier l’existence de discriminations  sexuelles. C’est dire que loi et pratique coïncident pour la plus parfaite égalité entre les sexes.

            En cela, l’universalisme des droits n’engendre qu’une universalité trompeuse.  L’humanisme, qui a phagocyté la femme sous le prétexte de la fondre dans l’individu –  masculin – constitue le piège le plus redoutable de nos démocraties modernes.

            Il faut redéfinir l’idée de démocratie, dont la différence des sexes doit être le ressort décisif.  Refuser bien sûr aux xénophobes, racistes, sexistes, la faculté d’induire, de l’existence d’une différence physique, un statut d’infériorisation. Et pour les combattre, redonner à  cette différence son contenu ambivalent (existence égalitaire, existence autre) de réalité objective, susceptible de fonder une autre société.

            Car la société qui est la notre aujourd’hui, n’est pas une société mixte. Elle se construit sur une maquette unique, celle de l’homme. Son projet demeure, pour l’essentiel, masculin ».       (3)

Cet état des lieux pertinent est plus que jamais d’actualité à l’heure où, partout dans le monde les violences faites aux femmes croissent de manière particulièrement inquiétante. Machisme et sexisme se jouent des lois égalitaires : le principe de parité – numéraire, salariale ou en termes de responsabilités, est globalement bafoué, dans la vie de entreprise comme dans la vie  politique ; le nombre de violences conjugales explose : féminicides, actes de barbarie, passages à tabac – exacerbées lors des récents confinement Covid 19 ; harcèlement : de rue, au bureau, dans les lieux publics ; communautarismes culturels ou religieux moralisateurs et liberticides, mutilations sexuelles imposées de force, viol comme arme de guerre, trafic d’êtres humains dont sont majoritairement victimes les femmes etc, etc… Les chiffres donnent le tournis.

En tant que présidente de la FEDE et de la Commission Education et Culture du Conseil de l’Europe, je me suis déjà personnellement engagée (voir mon article « Mettre un terme au sexisme, au harcèlement et aux violences à l’égard des femmes dans les parlements» du 6 mars 2020) pour des valeurs d’égalité, de non discrimination et de respect.

C’est donc en compagnie de Gisèle Halimi « avocate irrespectueuse », ainsi qu’elle se définissait, que je vous invite au plus grand irrespect de toute forme de domination violant les droits humains fondamentaux et à travailler main dans la main, femmes et hommes de bonne volonté, en bonne intelligence, à un monde tendant à plus d’harmonie et de joie à vivre .

  • La Kahina – Plon 2006
  • Conférence à Paris – Diderot/16 novembre 2010
  • Le lait de l’oranger – Gallimard 1988
  • La clause de l’Européenne la plus favorisée – Des femmes 2008
  • La cause des femmes – Gallimard 1992

Le 28 juillet 2020